Eric Legale : « Dialoguer avec Toto, cela m’intéressait de moins en moins »


Tous les mois, je publierai ici quelques belles feuilles du Dossier d’Expert “Blogs territoriaux, réseaux sociaux et nouveaux enjeux du web 2.0 pour les collectivités locales”, paru l’an dernier aux Editions Territorial. Pour ouvrir le bal et entrer dans le vif du sujet du web 2.0, retrouvez aujourd’hui cette entrevue passionnante avec Eric Legale, directeur d’Issy Média et organisateur du World e-gov forum. Autour de la démocratie en ligne, le dircom d’André Santini, explique comment les réseaux sociaux permettent “d’humaniser” le dialogue virtuel et, pour la première fois de sa carrière, lui ont permis de toucher la cible jeunes.

Franck Confino : Alors, est-ce que le blog est mort ?
Eric Legale : Je pense que le blog, tel qu’on l’a vu depuis les cinq dernières années, est mort, en effet, parce que les réseaux sociaux aujourd’hui ont supplanté cet outil comme moyen de communication naturel des gens. Je ne parle pas des journalistes, blogueurs, des intellos, etc., mais vraiment des gens. Je trouve l’avis de Fred Cavazza très pertinent : aujourd’hui, ça ne sert plus à rien d’utiliser le blog comme un outil d’information immédiat, instantané, parce qu’il y a Twitter, Facebook et tous les réseaux sociaux pour cela. En revanche, sur le blog, on peut publier des articles de fond, de réflexion et c’est en cela qu’il reste pertinent.

On peut publier des articles de fond, de réflexion et c’est en cela qu’il reste pertinent

F.C. : Le blog n’est plus “un carnet de notes” comme il servait de fonction à ses débuts ?
E.L. : Sur le blog du forum de l’e-démocratie, vous avez peut-être remarqué que je réagissais à contre-temps par rapport aux événements. Il est très rare que je fasse un article à chaud, d’actualité brûlante, parce que je considère que c’est le travail des journalistes. Pour ma part, je voulais avoir le temps de la réflexion. Exemple avec l’article sur l’effet Twitter sur l’Iran. Si j’avais spontanément publié cet article-là, j’aurais dit “Twitter, c’est génial, parce qu’il a déclenché la révolution en Iran” ; comme on peut légitimement d’ailleurs le penser, parce que c’est vrai qu’il a été un déclencheur extraordinaire. Mais la réalité est quand même un peu différente, et pour le comprendre, il faut prendre du recul. Donc, c’est dans ce sens-là que les blogs continueront à vivre : comme des articles, enfin comme des gens qui font des articles et plus des “billets”, “posts” ou “notes”. Et c’est vrai que je le vois aussi pour les blogs personnels : les familles ne viennent plus sur les blogs parce que les gens sont tous sur Facebook maintenant, avec des photos, des vidéos et des actualités de la vie quotidienne. Donc, maintenant, je suis obligé, même dans ma vie privée, d’avoir une stratégie de marketing, c’est-à-dire de mettre sur Facebook une photo en disant « lisez la suite sur le blog”, pour les obliger à aller sur le blog. (Rires)

On peut parler de lien humain à travers les réseaux sociaux Internet en ligne

F.C. : Le réseau social aurait ainsi vocation à s’intégrer au blog pour qu’ils deviennent indissociés et que l’on puisse commenter l’un avec l’identité numérique de l’autre ?
E.L. : Le meilleur exemple, c’est quand même Versac, qui aujourd’hui s’exprime avec son nom de famille, son état civil. Je crois beaucoup à cela. Pour moi, très sincèrement, les réseaux sociaux, et notamment Facebook, ont été aussi révolutionnaires en termes d’impact sur notre manière de penser et d’agir que le début de l’Internet. Et je l’ai vraiment ressenti ainsi dès le début. Je sais qu’il y a de grands débats sur la question et plein de gens qui ne sont pas d’accord avec moi. Mais vous ne pouvez pas savoir le plaisir que j’ai de me dire que je peux enfin dialoguer avec des gens, que je peux les identifier, que je peux savoir à quoi ils ressemblent, que je peux savoir dans quelle ville ils vivent, etc. Bref, je sais que dialoguer avec Toto, ça m’intéressait de moins en moins parce que, d’abord, je n’étais jamais sûr que Toto, c’était vraiment Toto, et ensuite, c’était très frustrant d’avoir le sentiment de dialoguer derrière un parc écran. Là, quand vous êtes derrière une page d’écran, vous avez quand même une photo, vous avez un visage et vous vous adressez à une personne. Et ça, pour moi, c’est très précieux. J’ai une anecdote avec l’une de nos habitantes qui nous envoyait des mails d’engueulades, comme ça arrive assez souvent. Un jour, je lui ai répondu en lui disant : “Écoutez madame, vous avez tout à fait le droit, évidemment, de critiquer notre travail et de contester ce que l’on fait, mais je vous demande simplement de faire attention au ton de votre message, parce que derrière votre écran, il y a une personne humaine qui le reçoit, qui a travaillé, qui a peut-être mal fait son travail mais, en tout cas, qui a cru bien le faire, et que l’on doit juste la respecter.” Ce qui m’a le plus surpris, c’est que cette personne m’a répondu en s’excusant pratiquement d’avoir oublié que derrière son écran, il n’y avait effectivement pas une organisation mais un être humain. Et je pense vraiment que les réseaux sociaux nous ont redonné ça ; on peut parler de lien social, de lien humain à travers les réseaux Internet en ligne, à distance. Même si ça fait bizarre de le dire ainsi, c’est vraiment ce que je ressens. Et pour moi, c’est aussi révolutionnaire que le début de l’Internet, et cela nous permet d’avoir une vraie vision de notre communauté.

Cette personne a oublié que derrière son écran, il y avait un être humain !

F.C. : Justement, vous avez ouvert un réseau social en décembre 2008 à Issy-les-Moulineaux… Pourquoi et quels retours sur expériences après six mois ?

E.L. : Ce réseau permet de discuter de tous les sujets qui concernent notre vie de proximité. Donc, c’est d’abord les habitants d’Issy-les-Moulineaux qui peuvent être intéressés. Les autres, je ne vois pas trop ce que cela pourrait leur faire que l’on ait pris le choix d’aménager tel espace vert à tel endroit. Pour dialoguer, il faut être inscrit et identifié. On s’identifie avec son nom, son prénom, sa photo. Même si tous ne le font pas, on conseille fortement de mettre une photographie, un peu dans l’esprit Facebook. Après, on est là pour échanger. Donc, on a cet esprit de dialogue, plutôt que de débat d’ailleurs, autour de sujets. Il y a quand même un parti pris assez clair : il ne s’agit pas d’un forum de discussion, d’un lieu de débat participatif, ni d’un lieu de consultation démocratique. Il s’agit d’un espace de dialogue entre la municipalité et les habitants. Ce sont les élus qui sont en première ligne, et cela, même pour nous, c’est une première parce que auparavant, André Santini était très présent, mais beaucoup moins ses adjoints qui ne disposaient pas d’espace pour ce faire. Aujourd’hui, ce sont eux qui se mettent en avant et qui sont là pour dialoguer avec les habitants, autour de questions qui nous intéressent dans notre vie quotidienne. Ce dialogue se fait à partir d’articles que l’on publie dans le journal local gratuit ; on sélectionne deux articles par mois, et c’est à partir de là qu’on engage la discussion. L’idée est là.

F.C. : Vérifiez-vous les identités ?
E.L. : Non, on ne vérifie pas les identités. Cela se verrait, et puis si on arrivait à des problèmes pénaux, on vérifierait évidemment. On n’en a quand même pas une si grande quantité. En discutant sur Internet, ce que l’on veut, c’est simplement sensibiliser les gens et leur dire que l’on peut avoir des débats, n’être pas d’accord sur des sujets mais que l’on peut le faire à visage découvert. Moi, j’ai toujours trouvé assez étrange cette culture d’Internet pour le goût de l’anonymat. C’est quand même le seul espace où l’anonymat a rang de noblesse, alors que, dans la vie quotidienne, quand on est anonyme, c’est plutôt synonyme de corbeau que d’expression ! Si l’on veut s’exprimer anonymement et faire un choix politique anonymement, l’isoloir est là pour cela. Là, on est quand même dans un espace de discussion, de débat, je pense qu’on peut le faire à visage découvert. C’est ce qu’il se passe dans les réunions publiques, et dans tous les autres pans de la vie quotidienne, à part Internet. Mais c’est un parti pris nouveau qui n’est pas facile. En effet, aujourd’hui, on se rend compte que, comme dans tous les autres sites, il y a seulement 10 % de gens qui s’expriment par rapport à ceux qui viennent lire. On aimerait beaucoup que tout le monde prenne la parole, d’autant plus que ce ne sont pas que des sujets compliqués sur l’aménagement à Issy-les-Moulineaux ! Le dialogue peut porter aussi sur le 14 Juillet, savoir comment les gens l’ont vécu dans leur ville, comment ça s’est passé, où ils sont allés. Parler de situations beaucoup plus légères. Voilà un point intéressant à noter : à la demande des premiers inscrits, on a déconnecté notre réseau  ”iFolio” de Google. Et c’est intéressant parce que cela veut dire que les gens ont craint que leurs propos, justement parce qu’ils étaient identifiés, puissent être vus par d’autres.

F.C. : Peut-on dire, au niveau mondial comme européen, que la France est en avance ou en retard sur le web 2.0 ?
E.L. : La France n’est certainement pas en retard sur le web 2.0. Elle n’est déjà pas en retard sur les blogueurs, parce qu’on a l’une des blogosphères les plus actives du monde, avec les Américains et un ensemble d’autres pays. On a toujours été bavards (rires), je crois que c’est lié aux Français. On a toujours été un peu “intellos”. Descartes et Pascal peuvent dormir tranquille dans leur tombe parce qu’ils ont formé des générations de gens qui raisonnent. Et puis surtout, on a toujours été “grande gueule”, donc c’est quand même un espace extraordinaire pour l’ouvrir et pour faire part de sa vérité, de son opinion. Entre une grande tradition française et des pensées plus philosophiques, il y avait un immense espace sur les blogs qui a été occupé par les Français, qui s’en sortent très bien là-dessus. Et les autres ressources prennent la même tournure. Je crois qu’on doit être maintenant à 15-20 % d’internautes français qui ont leur profil sur Facebook. Twitter, c’est en train de prendre tout doucement, c’est encore un peu le départ, je suis en phase d’observation. À Issy-les-Moulineaux, on investit les outils numériques assez tôt en général, mais toujours avec une phase d’observation. Je n’investis pas en me disant “c’est génial” – à part Facebook parce que je crois que, rapidement, je me suis pris d’intérêt pour ce réseau social. Mais Twitter, c’est très intéressant de voir par exemple que les ados ne l’approchent pas ; alors que sur Facebook, c’est le contraire. Sur le groupe d’Issy-les-Moulineaux, on a 80 % des gens inscrits qui ont moins de 25 ans. C’est la première fois que j’ai pu toucher autant de jeunes sur leur territoire.

C’est la première fois que j’ai pu toucher autant de jeunes sur le territoire

F.C. : Est-ce la ville qui gère cette page Facebook ?
E.L. : Oui, car même si ce sont principalement des jeunes, cela doit rester une source d’information officielle. Alors, simplement, j’essaye de ne pas trop les “gaver” d’informations institutionnelles (rires). J’essaye de leur donner plutôt de l’information pratique, sur les vidéos, sur l’actualité musicale, sur l’actualité loisirs, etc. J’évite de trop les embêter avec les décisions du conseil (rires). Je suis extrêmement prudent parce que la particularité des jeunes, c’est qu’ils peuvent déserter aussi vite qu’ils sont arrivés. On a un groupe depuis maintenant une petite année, qui atteint environ 1 700 membres aujourd’hui. Ce n’est pas mal pour une ville, et ça continue à prendre. On essaye de le faire vivre. Par exemple, lorsqu’il y a eu le concert de M6, on a lancé un concours quasiment exclusif via Facebook pour avoir des “pass” en backstage, avec un petit concours et puis aussi un podcast. Pour les intéresser, là on va enregistrer à Issy-les-Moulineaux, les auditions d’”Incroyables Talents”, l’émission qui a révélé Susan Boyle en Angleterre. Là pareil, on va essayer de mobiliser via Facebook pour qu’ils y aillent parce que c’est gratuit. Pour le dircom, on est dans un temps extraordinaire parce qu’on est face à des canaux de communication qui se multiplient, à une gamme qui se diversifie, à une “communautarisation” de plus en plus marquée de la population. Et là, le territoire des jeunes, c’est Facebook. Franchement, en tant que dircom, je crois que c’est la première fois que je sens que j’arrive à les toucher. C’est très intéressant. On pourrait aussi avoir un débat sur la multiplication des canaux, qui dit multiplication des pages : la même information, il faut qu’on la découpe en autant de canaux disponibles avec des tons différents. Il n’est pas question de garder le même titre, par exemple ; parfois, je me vois revoir des titres ou des accroches en fonction du canal qu’on utilise, donc on a plus de travail. Pour faire simple, on n’a pas encore le « truc miracle » où une information pourrait être transformée en « x » canaux… Ou réduite en 140 caractères.

On n’a pas encore le “truc miracle” où une information pourrait être transformée en 140 caractères

F.C. : Twitter, c’est quoi pour vous ? De la veille ? Un nouveau futur canal de la ville d’Issy-les-Moulineaux ?
E.L. : Notre compte Twitter s’appelle “ Issy-les-Moules” (rires). D’abord, parce que c’est plutôt drôle, ensuite, parce qu’on se le dit déjà entre habitants. Et puis, de toute façon, c’est tout simple, il n’y avait pas la place parce que le titre était trop long, et “Issy”, c’était trop court. Je ne voulais pas faire “Issy 92” ou je ne sais quoi. Avec un tel nom de compte Twitter, je trouvais que cela correspondait bien. Mais cela ne marche pas très bien, on doit avoir vingt-cinq suiveurs (“followers”), je ne sais même pas d’où ils viennent et ce ne sont pas forcément des gens de la ville. Mais on est vraiment au tout début là. Je le ressens comme ça maintenant, mais cela n’est pas grave. Regardez Second Life : cela fait maintenant presque deux ans qu’on est sur Second Life et plus personne n’en parle, les médias l’ont complètement déserté. Et pourtant, le nombre de visiteurs continue à monter, ça continue à vivre.

F.C. : L’expérience Second Life n’est pas un peu « has been » aujourd’hui ?
E.L. : Je n’ai jamais accroché personnellement avec Second Life… Peut-être à cause de son univers trop fermé. Je ne sais pas comment décrire cela. Quand je dis que « je vis en ligne », ça veut dire que je suis connecté tout le temps et que je pourrais afficher des informations partout. Il me faut ça et je n’aime pas l’idée de rentrer dans un univers qui me coupe, du coup, de tout le reste. Enfin, je n’ai peut-être tout simplement jamais accroché parce que je ne veux pas y croire. Mais quand je vois les statistiques, je vois bien que des gens y vont, donc ce n’est franchement pas mal.

L’éducation nationale devrait apprendre aux jeunes à faire la part d’esprit critique sur le web

F.C. : Pour vous, comment s’organise la démocratie en ligne ? Y a-t-il des outils à privilégier plus que d’autres ou faut-il tout mettre en commun ?
E.L. : Simplement, c’est l’écosystème électronique. Je dis toujours que le premier outil de démocratie électronique, c’est l’e-mail. C’est simplement le fait qu’à tout moment de votre journée, voire de votre nuit, vous pouvez envoyer un e-mail au maire en disant “ telle chose, ça va pas” ou “j’ai eu telle idée”. Avant, il fallait que vous preniez votre feuille de papier, que vous écriviez votre lettre, que vous la timbriez, que vous la postiez, etc. Il y avait tout un process, alors qu’aujourd’hui, c’est plus spontané. Donc c’est ça le premier outil de démocratie électronique. Après, le deuxième outil de démocratie électronique, c’est l’accès à toute l’information publique qui est aujourd’hui disponible et qui était inimaginable il y a quinze ans. Aujourd’hui, quand vous vous posez des questions, vous arrivez à trouver des textes de référence. Même nous dans notre travail, on trouve facilement des textes de référence juridiques, alors qu’avant, c’était la croix et la bannière pour trouver. L’accès à cette connaissance-là, à cette information-là, va démultiplier la capacité de raisonnement des publics. C’est logique, même s’il faudra toujours les accompagner parce qu’il faut aussi faire le tri. Je pense qu’il faut pousser la réflexion que l’on a sur ces sujets. Par exemple, étant dans l’éducation, je me dis toujours que l’éducation nationale a un rôle fondamental qu’elle ne fait pas aujourd’hui : elle devrait apprendre aux jeunes à faire la part d’esprit critique sur le web, à faire le tri des informations à vérifier, des informations erronées, etc. Et ça, c’est très important. En parlant de Twitter, j’ai un site que je ne citerai pas parce que je ne veux pas les mettre en difficulté, mais qui publie des informations qui sont parfois à la limite de la déontologie. Je me rappelle notamment très bien lors des élections européennes, le soir des résultats, avoir vu publier une information avec “telle information, on vérifie”. C’est-à-dire qu’ils ont balancé l’information avant même vérification, en disant “on va la vérifier”. Simplement, je ne me souviens pas du tout avoir, par la suite, vu “on a vérifié l’information”. Qu’elle soit bonne ou fausse, l’information est passée. Donc, il faut que l’on développe un esprit critique et que l’on raisonne en se disant “attention, il faut filtrer”. Il faut que l’on soit maintenant en capacité de filtrer l’information, ce qui était avant le rôle des journalistes. Sinon, on va à la catastrophe.
Propos recueillis par Franck Confino

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