Voyages en France
Six mois avant l’élection présidentielle, la désindustrialisation et les désordres des banlieues alimentent déjà les débats politiques. Mais les grandes métropoles ne sont pas toute la France… Deux livres de grande qualité viennent de paraître qui décrivent utilement d’autres territoires où habitent près d’un Français sur deux: les petites et moyennes villes, les territoires hyper-ruraux, dans lesquels les problèmes de mobilité, d’aménagement et d’urbanisme créent des fractures profondes.
L’un est journaliste, l’autre écrivain. Le premier a arpenté les villes françaises, le second les territoires dits hyper-ruraux. Les deux ont un immense mérite: dresser le portrait authentique et vivant d’une France violemment perturbée, qui s’est donnée aux grandes surfaces et à la voiture individuelle. Après les durs diagnostics du géographe Christophe Guilluy, en 2014, ces balades passionnantes de Saint-Etienne à La Ferté Macé, en passant par Saint-Hilaire du Harcouët ou le Bas-Vivarais, évitent les métropoles paravents et provoquent l’électrochoc: en trente ans, de quels désastres collectifs les courses à la modernité ont-elles accouché? Osons le parallèle avec l’Amérique traumatisée: la déstructuration des espaces urbains et la marginalisation des contrées plongent les citoyens déboussolés dans les bras d’une contestation primaire.
On conseille donc de lire notre confrère Olivier Razemon, passionné d’urbanisme et de transport – ça tombe bien, les deux sont si imbriqués. Son dernier livre, Comment la France a tué ses villes *, est un voyage au cœur de ces villes petites ou moyennes qui dépriment Catherine Deneuve et Johnny Halliday. Mais il est aussi une explication de leurs grises destinées: commerces fermés, voiture omniprésente, logements vides ou insalubres… Nul nouveau plan jacobin, fait de mots creux et de slogans martiaux, ne pourra, selon Olivier Razemon, endiguer la soumission à la grande distribution et aider à retisser des liens sociaux dans ces villes abîmées.
Les bourgs et les villages donneraient-ils l’exemple? A Saillans, dans la Drôme, 1200 âmes, on s’est mobilisé contre la volonté du maire d’implanter un supermarché à un kilomètre du bourg. Casino a donc renoncé, les élections ont amené une nouvelle équipe qui encourage les circuits courts et met au point un nouveau PLU. A La Chapelle-Glain, à Bussière-Nouvelle ou Chédigny, on ménage des parcours piétonniers, on bichonne les petits commerces. Résultat: la vie reprend…
Le parcours de Sylvain Tesson, Sur les Chemins noirs **, est d’un style tout différent, il n’ordonne aucune explication. A l’inverse même, il célèbre certaines permanences. On a l’impression d’être dans ses pas, à la sortie de Marvejols quand il erre sur «le plateau de La Cham, quadrillé de murets granitiques, verrouillé de bories», à Glion, dans l’Indre, avec une banderole sur la mairie: «Ruraux: sous-citoyens de la République». «Dans les campagnes comme au sommet de l’Etat, l’institué vacillait. Nul n’avait prévu la suite», écrit-il. Son voyage vaut manuel de géographie. Conçu pendant une longue convalescence, après une grave chute de chalet à Chamonix chez l’ami Guillebaud, un soir de saoulerie, il se pare de vertus sauvages et rédemptrices. «Loin des routes, il existait une France ombreuse protégée du vacarme, épargnée par l’aménagement qui est la pollution du mystère.»
Razemon et Tesson sont tous les deux de grands marcheurs, et c’est grâce à cela que leurs deux voyages sont si instructifs pour comprendre la France contemporaine. Ni l’un ni l’autre ne parleront de rapports où figurent le «droit à la pérennisation des expérimentations efficientes» ou l’impératif de «moderniser la peréquation et de stimuler de nouvelles alliances contractuelles», comme s’en moque Sylvain Tesson. A chacun son boulot: le leur nous emmène loin des métropoles et des zones touristiques, et nous ramène à certaines réalités.
Gilles Dansart, Directeur de Mobilettre
* Comment la France a tué ses villes. Olivier Razemon, ed. Rue de l’Echiquier. 190 p., 18 €.
** Sur les chemins noirs. Sylvain Tesson, ed. Gallimard. 144 p., 15 €.