Mesurer le bonheur
par Isabelle Hache La Fondation pour l’Innovation Politique a publié un document de travail intitulé « Mesurer le bonheur : des indicateurs pertinents pour la France ? ». La richesse monétaire semble ne pas être essentielle au bien-être de la population. Au cœur des réflexions de l’OCDE, le progrès rime avec bien-être et prend en compte les aspects économiques, mais aussi sociaux et environnementaux. Jusqu’ici le bonheur était mesuré avec des critères comme le PIB. Or, l’argent ne fait pas le bonheur… Pourtant nous voulons toujours plus de richesses, que nous obtenons au fil du temps sans que nous soyons pour autant plus heureux. Ni même la santé n’améliore notre degré de bonheur selon les différents sondages menés aussi bien aux Etats-Unis qu’au Japon ou encore en Europe. L’évaluation du bonheur n’est pas qu’une interrogation philosophique ou sociale, elle est également économique. Car le bonheur joue sur la croissance, nous dit Raphaël Wintrebert* auteur du document de travail. L’étude de Diener & Suh indique que les personnes heureuses contribuent mieux à la prospérité d’un pays, Kenny estime même que l’impact du bonheur sur la prospérité économique est plus prononcé que celui de la croissance économique sur le bonheur. Les personnes heureuses sont en général plus créatives, plus entreprenantes dans les relations interpersonnelles, plus aptes à gérer des situations difficiles, plus aimables, plus altruistes, plus à l’aise dans les prises de décision. L’argent ne fait pas le bonheur, mais le bonheur semble faire l’argent… L’impact du bonheur sur la prospérité économique est plus prononcé que celui de la croissance économique sur le bonheur La réflexion sur le bonheur devient l’objet de recherche de Daniel Kahneman et Alan Krueger, prix Nobel d’économie en 2002, qui ont l’ambition de créer un indice du « Bonheur Intérieur Brut » (BIB). En France, cette idée trouve un écho politique. Désormais, des indicateurs de progrès durable, lié au bonheur, se mettent en place. Pourtant l’idée de mesurer le bien-être de la population n’est pas nouvelle. Au début des années 1970, deux économistes américains proposent une mesure du bien-être économique (Measure of Economic Welfare, MEW), élaborée à partir du PNB. Ils proposent de classer la consommation en positif tout ce qui est censé améliorer le bien-être et en négatif tout ce qui le minore. Les Japonais ont également élaboré une telle mesure (Net National Welfare). En 1990, l’ONU met en place l’indice de développement humain (IDH) pour mieux prendre en compte les multiples éléments disparates qui participent à l’épanouissement de la personne aux différents âges de la vie. Or l’IDH limite son champ d’investigation à trois critères : la longévité (santé), l’éducation et le niveau de vie. The Happy Planet Index En France, nous avons le Centre d’Etudes et de Recherche sur l’Economie du Bien-Être (CEREBE), les premières Données sociales de l’INSEE (1973), la mise en place par l’OCDE d’une liste d’indicateurs sociaux destinée à mesurer la qualité de la vie (1981) régulièrement actualisée. Cependant, tous ces outils peinent à donner une vue synthétique de la situation d’un pays et ne permettent pas la comparaison internationale. Aucun consensus n’ayant été trouvé, le débat s’est porté sur la pertinence de telles études, sur une notion aussi subjective que le bonheur. Un nouveau courant de recherches, avec en tête Ruut Veenhoven, créateur de la base de données mondiale « World database of happiness », pense que « le bonheur peut être défini comme une jouissance subjective de la vie dans son ensemble. En ce sens, le bonheur n’est pas un concept illusoire. Il peut être conceptualisé et mesuré ». Le bonheur varie aussi bien à l’échelle de l’individu qu’à celle d’un pays. Les variations de la qualité de vie dans un pays joue un rôle pondérable dans la mesure du bonheur. Il n’est donc pas uniquement une affaire intime. Mesurer le bien-être : une mission impossible ? Deux grandes perspectives, éventuellement associées, sont développées : l’une se fonde sur des données « objectives » et vise à mesurer l’état de richesse d’un pays et le confort dont doivent logiquement bénéficier ses citoyens ; l’autre se fonde sur l’appréciation « subjective » des citoyens eux-mêmes de leur situation. Suivant l’orientation privilégiée et les critères d’évaluation retenus on obtient ainsi une multitude de données et d’indices. Force est de constater que les résultats sont très disparates. Plus on agrège des indicateurs divers afin d’obtenir un chiffre censé exprimé le « bonheur général » de l’humanité, plus on schématise les données et plus on s’éloigne du réel. Deux problèmes majeurs se posent. La question de l’échelle d’analyse privilégiée : une évolution moyenne peut très bien être contredite par une dégradation localisée. La question des liens de causalité : pour démontrer que la mondialisation joue sur le bonheur ou le malheur mondial, il faudrait pouvoir dégager des chemins de causalité. Si la comparaison internationale sem
ble improbable, les différentes études permettent d’identifier des facteurs essentiels au bien-être. « Les gens sont nettement plus heureux dans les pays plus riches, sécuritaires, libres, égaux et tolérants. Ensemble, ces qualités sociales expliquent plus de 63 % de la variation du bonheur moyen ! Les améliorations dans les conditions sociétales tendent à être suivies par une augmentation du bonheur moyen ». En France D’une manière générale, on constate un fort contraste entre le sentiment de bonheur individuel et une crainte de plus en plus forte pour l’avenir au niveau collectif, ou encore le regard négatif que porte les Français sur leur pays. D’après une enquête réalisée en 2004, la famille, les enfants et la santé dominent largement l’ensemble des facteurs rendant les Français heureux. C’est donc la sphère privée qui prime sur le travail ou la richesse. Cependant, il y a de grandes disparités en fonction du genre, de l’âge ou de la catégorie socioprofessionnelle. Richesse La corrélation entre richesse et bonheur est fonction des pays. Forte dans les pays pauvres, elle est assez faible dans les pays riches. L’augmentation des aspirations contribue à rendre constant le sentiment de bonheur. À partir d’un certain niveau de revenu, le gain en bonheur lié à un revenu supplémentaire est faible. 36 % des personnes interrogées estiment que l’obstacle le plus important à leur bonheur est le revenu. Nié comme facteur de bonheur présent, l’argent est assumé comme facteur de bonheur futur… Le pouvoir d’achat constitue depuis plusieurs années une préoccupation essentielle pour 62 % des Français d’après une enquête de mars 2007. Liberté En janvier 2007, 52 % des Français estimaient que des trois valeurs énoncées dans la devise républicaine, la « liberté » était la plus importante. Mais loin de considérer que la liberté est un acquis définitif, 59 % estiment qu’elle est menacée en France. Parmi les mesures jugées les plus liberticides, on retrouve le croisement entre fichiers de données personnelles, le déremboursement des médicaments, les caméras de surveillance dans les lieux publics ou encore l’augmentation des contrôles d’identité. Les Français hiérarchisent les différentes formes de liberté. Par ordre décroissant d’importance viennent la liberté d’expression, la liberté de déplacement, la liberté d’entreprise, la liberté de culte ou encore la liberté sexuelle. Sûreté Sûreté physique Interrogés en 2006 sur leur perception de l’insécurité et placés devant une dichotomie très tranchée, près de trois Français sur cinq (57%) considèrent qu’elle est un phénomène qui ne cesse de s’aggraver, quand 39% estiment que c’est plutôt le sentiment d’insécurité qui s’accroît. Autre dimension de la sûreté physique : la santé. Beaucoup de Français mettent en avant la qualité des soins ou la prise en charge de la fin de vie comme facteurs déterminants de leur bien-être. Sécurité professionnelle Toutes les études montrent que le chômage a un fort effet négatif sur le bonheur des individus. Même si la perte de revenu liée au chômage est compensée, le chômage est en soi un facteur très important de malheur (perte du lien social). Le chômage constitue la préoccupation principale des Français. Sécurité légale La justice est un des services publics dont les Français ont la moins bonne opinion. La confiance en la justice pourrait contribuer au sentiment de bonheur. Solidarité L’importance du « lien social » est soulignée par les Français : en 2007, 69 % estiment que la « fraternité » est menacée en France et 80 % pensent que l’« égalité » est menacée. Interrogés en 2004, plus de 80% des Français avaient le sentiment que les inégalités s’étaient un peu ou nettement aggravées en France au cours des années précédentes. L’inquiétude pour ses proches ou pour l’avenir de l’ensemble de la société peut affecter profondément le sentiment de bien-être. On peut ainsi utilement identifier des dimensions pertinentes : confiance dans la famille, dans les relations amicales, participation sociale (associations bénévoles), perception de l’égalité/équité sociale (inégalité des revenus, des sexes, d’éducation), de la tolérance (acceptation de l’homosexualité, de la prostitution, d’autres cultures)… La réflexion sur le bonheur va se poursuivre tant le désir de dépasser les stricts indicateurs économiques est fort. Le Canada a par exemple lancé un grand chantier en ce sens. Ses chercheurs élaborent actuellement un nouvel indice d’évaluation du développement national autour de sept domaines : le niveau de vie, la santé, l’organisation du temps, l’éducation, la vitalité communautaire, l’environnement et la gouvernance. Chacun de ces domaines comptera jusqu’à une vingtaine d’indicateurs, allant du revenu des ménages à la quantité de polluants émis dans l’atmosphère en passant par le niveau de bénévolat, le taux de décrochage scolaire, la récurrence de certaines maladies et le temps passé avec sa famille. Pour en savoir plus : Indicateurs de richesse et de bien-être. Des pistes de réflexion pour la commission Stiglitz Hors-série Depuis plus de quarante ans on s’interroge sur les liens entre croissance économique, développement (économique, social et environnemental) et bien-être. Conclusion : le PIB des sociétés développées ne cesse de croître quand, au mieux, le bien-être des individus stagne. Faut-il dès lors changer nos instruments de mesure de la richesse ? En janvier 2008, le président Nicolas Sarkozy a confié au prix Nobel d’économie Joseph E. Stiglitz l’animation d’un groupe de réflexion sur ce sujet. Cette étude vise à ouvrir plus largement le débat et à proposer des orientations stratégiques. Fondation pour l’Innovation Politique Banque des savoirs Pour élargir le concept : Le palmarès des grandes villes françaises Les villes où il fait bon vivre Raphaël Wintrebert | Chargé de recherche Sociologue de formation, enseignant à l’université Paris-V, il travaille sur divers sujets parmi lesquels les politiques commerciales internationales, le capitalisme financier, les indicateurs de bien-être ou encore la sécurisation des parcours professionnels. Il a récemment publié Attac, la politique autrement ? Enquête sur l’histoire et la crise d’une organisation militante (La Découverte, 2007). #menu #soc { background-position:100% -150px; border-width:0; } #menu #soc a { background-position:0% -150px; color:#333; padding-bottom:5px; } .divTitreArticle h2, .infoExtrait { border-bottom: 1px solid #853333; background-image: url(https://idata.over-blog.com/0/18/46/70/article/societe.png); padding-top:10px; background-position: top left; background-repeat: no-repeat; background-color: transparent; }